Un premier point
Lentement mais sûrement la page tourne, la rédaction d’un nouveau chapitre est entamée. Du mouvement des places de 2010-11 aux gilets jaunes, en passant, entre autres, par le printemps arabe, la quête démocratique se dégage partout comme l’exigence émancipatrice centrale. Longtemps discrédité comme signe de naïveté et d’immaturité politique, le projet d’autonomie collective est désormais mis en avant, voire entièrement revendiqué.
Les formes possibles de gouvernement ont déjà été répertoriées pour l’essentiel par les grecs anciens : monarchie, oligarchie, démocratie. Les arguments contre la démocratie n’ont, de même, pratiquement pas varié depuis l’antiquité : la taille et la complexité de la société rendent utopique, sinon néfaste, son application. Tout au plus, les modernes ont enrolé un renfort de choix, décrétant que l’économie, à son stade capitaliste, obéit a ses propres règles quasi-transcendantes, invalidant du coup des pans entiers de la politique et toute velléité démocratique.
Rien qu’en réservant la place centrale au citoyen, les mouvements actuels
commencent à mettre à mal cette mystification. La précipitation du discrédit des diverses factions
oligarchiques qui se disputent la gestion de l’imposture,
nommée « action politique », a
facilité les choses. La visée d’une société autonome, se donnant ses propres lois
sans référence à des textes sacrés d’ordre économique, réligieux ou autre,
s’étend et se concrétise.
Sans surprise, le mûrissement de cette nouvelle lucidité est lent.
Il faut d’abord digérer et essayer de comprendre les horreurs d’un passé récent;
il faut se débarasser des illusions messianiques d’une « fin de l’histoire »
(ou de « la préhistoire ») imminente et libératrice; il faut
aussi reconnaître que le capitalisme, système inhumain et destructeur
s’il en est, n’est pas la source unique de nos malheurs.
De quelque manière qu’on l’aborde, le vingtième siècle représente
un point que l’on espère culminant quant au degré de barbarie que l’homme est capable d’atteindre.
Ce fait incontestable et massif
est dans une large mesure escamoté, voilé par l’invocation incantatoire d’un « progrès »
perpétuel, universel et inéluctable. Or, on ne peut pas considérer le capitalisme
comme responsable unique, ou même principal, de cette barbarie. Pour la Première
Guerre Mondiale, il ne faut pas chercher plus loin que le bon vieux
nationalisme. Quant à la Seconde, elle couronne la tristement célèbre mise à jour
que notre époque a apporté à la liste ancienne, en y adjoignant le totalitarisme.
Dire que la leçon a été tirée serait quelque peu exagéré. On peut se demander,
par exemple, à quoi peut servir l’OTAN, une organisation qui, accessoirement,
n’obéit à aucune logique capitaliste. En fait, les oligarchies occidentales essaient surtout
d’utiliser la répulsion du totalitarisme afin de discréditer toute idée
de transformation globale de la société. En conjonction avec une étrange redéfinition
de la « multiculturalité », l’anathème est jeté sur toute
remise en cause fondamentale. Si tout se vaut, rien ne vaut plus
que les autres, pourrait-on dire schématiquement, et quiconque
prétend le contraire porterait ainsi le totalitarisme en germe.
Nous sommes de plus en plus nombreux
à soutenir que l’autonomie
est la valeur centrale de notre civilisation occidentale. Le
temps est venu de traduire cette vérité en projet positif. Il ne s’agit
pas de donner des recettes pour les futures marmites de l’histoire, encore
moins d’ignorer la formidable capacité créatrice humaine, mais de poser
quelques repères simples. La question « quelles peuvent être les institutions
d’une société autonome ? » est pour nous synonyme
de la question « quelle société voulons nous ? »
que doit se poser tout citoyen.
Les deux revendications le plus souvent mises en avant par les gilets
jaunes portent sur la démission de Macron et le referendum d’initiative citoyenne (RIC).
La première ne peut pas être assimilée à une simple revendication veto, comme
l’est par exemple la demande d’abrogation de telle ou telle loi, dans la mesure où elle touche
la plus haute institution de l’État sans
être accompagnée par un soutien
à une faction oligarchique rivale. Quant au RIC, il traduit la volonté de considérer potentiellement
toute décision quant au fonctionnement de la société
comme affaire de tous les citoyens.
Il est facile de gloser sur le caractère irréaliste de ces
revendications dans le cadre du système oligarchique existant. Macron ne démissionera
pas et les discussions sur le RIC, si jamais elles s’engagent, vont s’embourber
dans un fatras juridico-constitutionnel à n’en plus finir, avec probablement rien
au bout. Néanmoins, la brèche est ouverte. Un point encourageant supplémentaire
a été l’émulation, limitée mais non insignifiante, du mouvement
français dans d’autres pays européens.
Il est de bon ton, entre autres dans certains milieux radicaux,
de détecter la source du mal dans les bureaux opaques de Bruxelles.
L’Union Européenne serait donc bureaucratique et capitaliste ? Mais comment
pourrait-il en être autrement en l’état actuel ? Tant qu’à faire,
il vaut mieux des oligarchies nationales
qui se mettent à collaborer plutôt qu’à se taper sur la gueule.
De ce point de vue, la création de l’Union Européenne est le principal,
sinon le seul, événement géopolitique positif du siècle précédant.
Croire que le retour à l’État-Nation pourrait favoriser
l’éclosion démocratique est une illusion qui peut se révéler
particulièrement dangereuse.
Le soupçon légitime face aux centres de décision
éloignés et inaccessibles conduit souvent à une méfiance quant
à l’idée même de décision centralisée. Or les décisions les plus importantes
ne peuvent être prises qu’à l’échelle la plus étendue possible
(que l’on pense à la distribution de l’eau, pour un exemple
parmi mille). L’essentiel est que dans le cadre d’une société autonome, les questions
les plus générales et complexes sont débattues et tranchées démocratiquement,
en toute transparence.
Une nouvelle ère s’ouvre, l’espoir renait.
Le rôle de l’action militante doit être repensé. Traditionnellement la figure
du militant dégage une certaine noblesse, par la générosité, l’abnégation et, souvent,
l’héroisme qui caractérisent ses actes. En même temps,
la recherche de gratification, sous forme de conviction
d’appartenir à une avant-garde lucide, peut mener à l’intolérance
et au dogmatisme.
Le mouvement d’autonomie ne réserve pas de
place particulière à une avant-garde experte, n’invoque pas des lois de l’histoire
à déchiffrer pour légitimer son action. Sa seule légitimité est la dignité humaine,
telle qu’il la conçoit, la forge et la développe. Participer à l’affirmation
de cette dignité est la seule gratification que l’on puisse espérer.
Initiative Démocratique, Août 2019